TONY ALLEN


Le légendaire batteur Tony Allen, l'autre père de l'afrobeat avec Fela Kuti, vient de tirer sa révérence à Paris le 30 avril 2020, où il vivait depuis 1986.
La star qui vivait à Courbevoie, près de Paris, fut dans les années 1960 et 1970 le batteur et le directeur musical de son compatriote Fela Kuti. C'est avec lui qu'il créa l'afrobeat, genre à part entière, musique hypnotique et répétitive mêlant le style highlife, la polyrythmie yoruba, le jazz, le funk. Il devint l'un des courants fondamentaux de la musique africaine du XXe siècle. Sur cette musique puissante, Fela greffera ses paroles révolutionnaires et panafricanistes qui feront de lui un des symboles les plus forts de la lutte pour les libertés en Afrique. Avec Fela et le groupe Africa 70, Tony Allen va enregistrer une quarantaine d'albums, avant que les chemins des deux complices ne se séparent après 26 ans de collaboration.
La rencontre fondatrice avec Fela Kuti remonte à 1963. Tony Allen a 23 ans. Batteur autodidacte nourri au jazz de Dizzy Gillespie et au be bop de Art Blakey, il joue le soir dans les clubs de jazz de Lagos et travaille le jour comme technicien à la radio, où Fela Ransome Kuti, revenu de son séjour londonien, anime une émission de jazz hebdomadaire. Ce dernier auditionne le jeune batteur passionné de jazz pour étoffer la section rythmique de ses Koola Lobitos, il comprend, à la fois visionnaire et pragmatique, qu’il a trouvé la perle rare : ce musicien capable de « jouer comme trois ou quatre batteurs réunis » va lui permettre l’économie d’un autre percussionniste.
Les pieds dans le highlife ghanéen, mélange de rythmiques cuivrées, de soul et d’échos caribéens qui fait alors danser l’Afrique de l’Ouest, les deux compères posent avec les Koola Lobitos les premiers jalons d’une future révolution afrobeat qu’ils nomment encore highlife-jazz, à coup de battles échevelées avec les groupes de highlife de passage en ville et d’enregistrements (comme ici, sur Oloruka) tâtonnants, mais déjà pleins de promesses.

La bascule a lieu en 1969, au cours d’une tournée de neuf mois dans les clubs de jazz de la côte ouest des États-Unis. S’abreuvant au funk rugissant de James Brown et à la verve protestataires des mouvements afro-américains, Tony Allen et Fela Kuti trouvent enfin la formule magique d’afrobeat : un brassage de syncopes en fanfare, de polyrythmies yorubas et de prêches militants, qui va atteindre des sommets avec des titres comme Expensive Shit ou Zombie. Inspiré par le batteur de jazz américain Franck Butler, Tony Allen commence à s’entraîner chaque matin en faisant rebondir ses baguettes sur des oreillers, pour travailler sa « flexibilité », dit-il. Effacé derrière ses tambours, il laisse l’éruptif Fela occuper le devant de la scène mais mène la transe à la source, s’imposant comme le génial métronome de leur groove hypnotique.

Inséparable du Black President, Tony Allen a tout partagé : le harcèlement de l’armée, les descentes policières, l’incendie de la fameuse Kalakuta Republic… Mais lui-même est moins politisé, moins radical, surtout. Au terme d’une décennie qui restera comme l’âge d’or de l’afrobeat, le placide batteur commence ainsi à voir les limites de cette épopée en tandem. Echaudé par les provocations de Fela, fatigué par ses excès (l’alcool, les drogues les femmes) qui, selon lui, nuisent à sa créativité, le virtuose des baguettes rêve de s’émanciper.
Après trois albums en leader (Jealousy, Progress, No Accommodation for Lagos), enregistrés avec les musiciens de Africa 70 et produits par Fela, il prend définitivement la tangente en fondant les Afro-Messengers. Sur No discrimination, le premier album du groupe, il imprime déjà sa patte, moins pétaradante, autrement plus suave.
En 1999, vingt ans se sont écoulés depuis que Tony Allen s’est séparé de son charismatique binôme. En 1984, il est parti chercher de nouvelles inspirations à Londres, où il a enregistré avec Manu Dibango et Ray Lema, musiciens partageant sa vision large de l’Afrique. Mais c’est à Paris, où il s’installe et fonde une famille deux ans plus tard, qu’il va retrouver sa véritable envergure.
Car avec Black Voices (1999), première sortie du label Comet fondé par son ami Eric Trosset, Tony Allen relance une carrière moribonde. Grâce aux bons soins du producteur Docteur L., (du groupe de rap Assassin), il y ouvre l’afrobeat à la pop, au hip-hop et à l’électro, dans l’entrelacs polyrythmique d’une esthétique plus proche du dub que du jazz. De leur équipée découlera une autre, avec le collectif éphémère de Psyco on da dub, né en tournée aux États-Unis, lors de road jams débridées par les inventions du french Doctor.
En 2004, Sébastien Tellier fait appel au producteur Philippe Zdar et Tony Allen pour son album Politics. La pop star du loufoque lui demande de « jouer soyeux » et le batteur nigérian ne se fait pas prier. Son coup de baguette sorcière transfigure notamment l’immortelle Ritournelle, chanson aux boucles lancinantes de quatre notes, qu’il fait décoller avec son inimitable moelleux sophistiqué. Quatre ans plus tard, Tony Allen prêtera également renfort à Grace Jones sur l’album Hurricane, et réveillera les charmes endormis de la diva disco de façon providentielle.


Revenu de ses expérimentations dub et hip-hop, l’esprit frappeur de l’afrobeat retrouve ses couleurs nigérianes avec l’album Lagos No Shaking : un retour en bonne et due forme à ses fondamentaux les plus bondissants, sorti par Honest Jon's, le label londonien de Damon Albarn (qui joue les apparitions sur un titre), mais surtout enregistré avec une brochette de compatriotes de toutes générations. Happant dans son vortex rythmique les saxophones de Baba Ani et de Show Boy, mais aussi les voix de Fatai Rolling Dollar, icône du highlife, de la chanteuse soul Yinka Davies et du chanteur R’n’B Omololu Ogunleye, Tony Allen fait à 66 ans la démonstration puissante de son éternelle jeunesse et s’impose comme le passeur en chef de l’afrobeat au 21e siècle.

Le vieux sage de l’afrobeat entretient avec le Britannique Damon Albarn (Blur, Gorillaz), rencontré sur l’hétéroclite Home Cooking (2002), une idylle au long cours. Celle-ci va se concrétiser par trois projets principaux : d’abord The Good, the Bad and the Queen (2007), ensuite Rocket, Juice and the Moon (2012), où s’invite le bassiste Flea (Redo Hot Chili Peppers), puis Film of life (2014), album rétrospectif d’une pop lascive et minimale qui synthétise au moins deux décennies de vagabondages dans les cercles du dub, du jazz bop et de l'électro. Entre resucée afrobeat et balade vaporeuse, Tony Allen, qui n’a plus rien à prouver, semble revendiquer une certaine forme de légèreté, sans céder un pouce de précision.



Après s’être frotté pour la première fois aux sonorités des synthétiseurs (l’album N.E.P.A. en 2000), la musique électronique s’est avérée une source inépuisable d’inspiration pour Tony Allen. La preuve encore avec cette série de lives électro-acoustiques (2016) avec Jeff Mills, le pionnier techno de Détroit. Ce mariage exclusif de la batterie et des machines, scellé sur l’EP Tomorrow Comes The Harvest, aurait pu être un peu abrupt, mais le mantra personnel du Nigérian demeure (« Keep it simple ! ») et le charme de son groove agit encore une fois, sauvant cette énième expérimentation d’une potentielle vacuité.


Cette collaboration en duo ne date pas d’hier, mais il s’en est fallu de peu pour que le projet finalisé ne voit jamais le jour. La rencontre de Tony Allen avec le trompettiste Hugh Masekela remonte aux années soixante-dix, quand ce dernier est venu rendre visite à Fela dans son fief lagosien. Les deux maestros du jazz sud-africain et de l’afrobeat nigérian ayant déjà fort à faire chacun de leur côté, l’idée d’une véritable conversation musicale est longtemps restée dans l’air. Sorti en mars dernier, l’album Rejoice est le fruit de leur unique session d’enregistrement commune en 2010, retravaillée par Tony Allen après la mort du vieux lion sud-africain, en janvier 2018. Nourri d’échanges complices et de solos lumineux (au bugle pour Masekela), il ferme la boucle discographique du batteur nigérian en beauté, le ramenant en terre africaine, là où tout a commencé, à la croisée de grooves forgés dans l’expression libertaire d’un même sentiment anti-colonialiste.


Tony Allen - Concert à l'Atelier

Tony Allen Black Series feat. Amp Fiddler - Ariya